Les fermetures de routes entre l’Espagne et la France nuisent à l’économie des Pyrénées-Orientales

Depuis le nord, la route serpente au-dessus de la Méditerranée. Elle surplombe Collioure puis Port-Vendres ; elle laisse voir criques et caps avant de plonger dans la baie de Banyuls-sur-Mer (Pyrénées-Orientales). En ce jour de septembre 2022, l’été joue les prolongations, la plage de galets est encore fréquentée, la fin des vendanges approche et les effluves de vins s’échappent des caves de la cité catalane qui vit naître le sculpteur Aristide Maillol.

Cette quiétude est pourtant troublée par une colère qui, au fil des mois, prend de plus en plus d’ampleur. En cause : la fermeture, depuis plus d’un an et demi, du col de Banyuls qui marque la frontière avec l’Espagne. Officiellement, cette mesure a été prise, par arrêté préfectoral, pour lutter contre l’immigration clandestine et le trafic de drogue, avec pour objectif de concentrer les effectifs sur des sites jugés plus stratégiques.

Dans les Pyrénées-Orientales, le 11 janvier 2021, cinq points de passage transfrontaliers dits secondaires ont ainsi été rayés de la carte (voir encadré ci-dessous), disparus même des GPS et des applications pour automobilistes.

Une fermeture symbolique

La petite route du col de Banyuls qui se faufile entre vignes et garrigue en fait partie. Elle est désormais obstruée à son sommet par de gros blocs de pierre. « On ne comprend pas cette décision. Je n’ai pas souvenance de trafiquants de drogue passant par là. Quant aux migrants, très peu empruntent le col. Ils arrivent plutôt en train par Cerbère ou Le Perthus », dénonce Jean-Michel Solé, le maire de Banyuls-sur-Mer.

« Quand bien même il y aurait des migrants ou des trafiquants, ce n’est pas quelques rochers qui les arrêteront. Et puis, cette fermeture est symbolique. Les Juifs et les Républicains fuyant le franquisme sont passés par ici », ajoute Pierre Becque, ancien maire et avocat, qui a pris la tête de l’association Albères sans frontière. Fondée le 8 juillet 2022, elle compte déjà plus de 1000 adhérents alors que Banyuls abrite 5000 habitants.

Pénurie de travailleurs

Il faut dire qu’au-delà de la dimension symbolique la fermeture du col a un impact sur l’économie et la vie locale. Dans cette région les échanges culturels, amicaux et commerciaux sont fréquents entre la France et l’Espagne, toutes les deux membres de l’Union européenne… Ici, il y a les Catalans du Nord, français ; et ceux du Sud, espagnols.

Beaucoup de Banyulencs empruntaient ainsi cette route pour faire leurs emplettes, à Espolla, le village voisin, ou Figueras. Dans l’autre sens, des Espagnols viennent travailler sur la Côte vermeille, notamment dans les vignes qui s’enracinent dans le schiste du massif des Albères. Cette année, certains viticulteurs ont éprouvé les pires difficultés pour constituer des équipes capables de vendanger, à la main, sur des pentes à 45 %.

« Habituellement, nous avons des vendangeurs compétents d’Espolla ou Rabós, rompus à la difficulté de ce travail. Cette année, ils ne sont pas venus. Je n’ai eu aucun porteur catalan. Début août 2022, nous avons sollicité des filières de recrutement. On nous a même proposé des Boliviens ! » affirme Jean-Pierre Centène, président de la cave de l’Étoile, la plus ancienne coopérative du cru, qui regroupe 120 coopérateurs.

Pour les travailleurs espagnols, la fermeture du col impose en effet un détour de 30 km en passant par Cerbère, et d’au moins 50 km en empruntant l’autoroute du Perthus. Sans parler des embouteillages estivaux qui rallongent les temps de trajet. « Par le col, il faut compter 20 à 25 km. Par Cerbère, 60 ! Avec la hausse des prix du carburant, ce n’était plus intéressant de venir travailler chez nous. C’est d’autant plus rageant que nous avons des vignes qui montent presque jusqu’au col », confirme Jean-Pierre Centène.

Autre secteur impacté : le bâtiment qui emploie habituellement de nombreux maçons du Sud. Ou encore les petits oléiculteurs qui ont pour habitude de presser leurs olives à Espolla.

Des mesures contre l’incendie devenues inopérantes

Ce qui inquiète le plus les opposants à la fermeture du col reste cependant le risque de feu. Dans la région, tout le monde a en mémoire les incendies de l’Alt Empordà qui, en juillet 2012, avaient détruit 13 000 ha de forêts et entraîné la mort de quatre personnes. Après ce drame, Français et Espagnols s’étaient assis autour d’une table pour améliorer la coopération en matière de prévention et de lutte contre les incendies.

De ces échanges est né le projet Poctefa Cooperem (Coordination opérationnelle d’urgence et de prévention des incendies), financé à hauteur de 1,7 million d’euros par l’Union européenne, dont le but est de « faciliter la coopération en matière de gestion opérationnelle d’urgence des incendies, dans une zone très vulnérable, où la coordination exige des interventions transfrontalières ». Il a notamment permis de créer un poste de commandement mobile ou des outils communs afin de capter l’eau entre camions espagnols et français. Il autorise également les pompiers de chaque pays à intervenir chez le voisin, dans un rayon de 30 km au-delà de la frontière.

Selon Pierre Becque et l’association Albères sans frontière, ce dispositif « est remis en cause par la fermeture du col ». Dans ce coin de Catalogne couvert d’une végétation très inflammable, où la tramontane attise les feux, les premières minutes sont capitales pour contenir un incendie. Déplacer les blocs rocheux col de Banyuls coûterait un temps précieux, estiment-ils.

« Pour le moment, nous n’avons pas été touchés par la fermeture du col. S’il y a un feu, les secours interviendront toujours. Et puis le premier intervenant est généralement l’hélicoptère », répond-on du côté du Service départemental d’incendies et de secours des Pyrénées-Orientales.

Peu convaincue, l’association Albères sans frontière a présenté ses arguments à Rodrigue Furcy, préfet des Pyrénées-Orientales venu sur place le 7 septembre 2022. « Nous lui avons demandé de rouvrir le col. Sinon, nous déposerons un recours au tribunal administratif, annonce Pierre Becque. Les articles 25 et 27 des accords de Schengen stipulent qu’en cas de situation exceptionnelle un État peut rétablir ou renforcer une frontière, mais ils ne disent pas qu’on peut couper une route. »

À quelques dizaines de kilomètres à l’ouest de Banyuls, les habitants du Vallespir ont obtenu gain de cause sans passer par la case justice. Fermé lui aussi en janvier 2021, le pont transfrontalier du riu Major avait été rouvert quatre mois plus tard, après une manifestation rassemblant 400 personnes dans le petit village de Coustouges.

Les passages concernés
De Cerbère à Bourg-Madame, la frontière entre les Pyrénées-Orientales et l’Espagne s’étire sur plus de 100 km de crêtes pyrénéennes. Lorsque l’on vient de l’est, le col de Banyuls est le premier point de passage à avoir été fermé. Sur les hauteurs de Céret, le col du Puits de la neige est aussi bloqué par des rochers. Encore plus à l’est, la route permettant de relier Coustouges (France) à Maçanet a été fermée en janvier 2021, avant d’être rouverte quatre mois plus tard.
Enfin deux passages concernent l’ouest du département et la Cerdagne, un plateau transfrontalier qui culmine à 1800 m d’altitude. « Ces points posent sans doute moins de souci car ils n’obligent pas à faire de grands détours », souligne Pierre Becque de l’association Albères sans frontière. Aujourd’hui, huit itinéraires permettent de passer la frontière, dont le très stratégique col du Perthus qu’emprunte l’autoroute, la D914 qui longe le littoral et la route européenne E9 qui relie Toulouse à Barcelone par les tunnels du Puymorens et du Cadi.